Remise des insignes de Chevalier de l’Ordre du Mérite par Xavier Emmanuelli

Billet

« Cher tous,

Je ne pensais pas que cet exercice allait tant me torturer. En écrivant ces lignes, je ne savais plus par quoi commencer tant les images venaient s’entrechoquer entre-elles. Ces heures, ces nuits de maraude que j’enchaînais jours après jours ; ces rencontres d’une richesse inquantifiable, ces moments de rires, de pleurs, de doutes, de peur, de colère, de fatigue. Ces moments où l’on accompagne vers la vie, et ces autres moments où l’on tutoie la mort, et où l’on voit son propre reflet dans un regard qui s’éteint. Ces lumières de la nuit, les senteurs de notre ville qui se mêlent à celles de la détresse, de la misère, d’une déchéance…

Alors recevoir aujourd’hui la Médaille de Chevalier de l’Ordre National du Mérite, instituée pour saluer les services rendus à la Nation Française, est plus une responsabilité qu’un honneur pour le petit-fils de réfugiés italien que je suis. J’y vois ici une certaine reconnaissance du travail d’un laborieux qui a réussi à animer des collectifs et accomplir quelques missions. Pour certaines et certains, vous avez cru en moi, en cette volonté d’agir, vous avez accepté de me suivre dans mes idées, dans les projets que j’ai proposés, et vous m’avez fait confiance.

Mais qu’est-ce que le mérite dans ce nouveau monde où le superficiel prend souvent le pas sur le fond ?

Un monde où il n’est plus forcement question de valeur morale, ou de nécessité d’accomplissements humains, de bonnes actions, de vertu. Le mérite semble une sorte de droit à récompense, pour service rendu, parce que l’on a les bons réseaux, un bon timing, ou parce que l’on connaît les bonnes personnes.

Et plus on regarde de près, et plus on voit les métamorphoses diverses du mérite, et une certaine dénaturation, voire sa dépossession de toute substance concrète et consistante. Le mérite serait devenu une chimère.

Alors aujourd’hui, je reçois cette distinction simplement comme une étape, comme un encouragement et une motivation à poursuivre une ambition : celle d’améliorer la condition de nos contemporains les plus fragiles, et de les accompagner dans ce laps de temps terrestre qui nous est donné, vers plus de fraternité et de participer modestement mais avec ferveur, au changement en profondeur de cette société en cours.

Et quel plus bel honneur pour quelqu’un qui ne croit pas au hasard, que tu aies accepté d’être mon parrain, Xavier, à l’instant même où je te demandais de m’accompagner dans ce nouvel engagement, sous les yeux de la République.

Toi qui est à l’origine de tant d’actions, de tant d’engagements ; médecins sans frontières en 1971, Fondateur en 1993 du SAMU social de la ville de Paris, secrétaire d'État chargé de l’action humanitaire d'urgence, président du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées, fondateur du Samu Social International, et encore, et encore, et encore..

J’ai été tout de suite conquis dès notre première rencontre, par ton opiniâtreté, ton humanisme, ta sensibilité, ton pragmatisme. Je me suis senti en complète harmonie avec cette vision. Nous devions être et nous resterons ces combattants de la misère, de la grande pauvreté, de toutes ces exclusions ; et nous ne fléchirons pas. Nous demeurerons ces ouvriers qui sac de sable après sac de sable, pierre après pierre feront rempart à l’inhumanité du monde et des hommes. Tu es ce roc, tu es ce phare qui illumine l’obscurité où l’opportunisme de certains soi-disant bienveillants agit. Tu es mon ami… et plus que cela ; tu es un frère… Pour tout cela, je veux te remercier.

Remerciements :

Je veux aussi remercier Michel Destot d’abord de m’avoir fait confiance lors de son dernier mandat, en me déléguant cette extraordinaire responsabilité de conduire les politiques d’accessibilité sur la ville de Grenoble. Ensuite, pour avoir proposé mon parcours pour cette distinction, à Mme Marisol Touraine Ministre des Affaires sociales et de la Santé.

Je veux aussi saluer tous les bénévoles de l’association : ...

Et avoir une pensée particulière pour Michèle Chaussamy, qui a été un compagnon de route pendant plus de 15 années, et qui a consacré à mes côtés et au Samu Social de Grenoble, toutes ses énergies en direction des plus démunis d’entre nous.

Et puis il y a mes tous premiers bénévoles, ceux qui m’ont donné l’exemple.

Mes parents.

En 1983, mes parents prennent un commerce sous la halle Sainte Claire, et c’est ici que je découvre dans l’opulence des victuailles qui s’étalent sur les bancs de ce marché, la misère des rues de nos villes. En effet, en allant aider régulièrement mes parents, je tombe sur celles et ceux qui se contentent de fouiller dans les poubelles, à l’arrière de ce même marché. Voyant mes parents qui aidaient quelques personnes, c’est là que le désir de m’investir dans l’action, afin d’en aider beaucoup plus, m’a pris.

Dire qu’aujourd’hui j’ai une pensée pour ma mère serait faux, car depuis qu’elle a rejoint l’invisible, je ne l’ai jamais senti aussi présente. Elle m’avait d’ailleurs dit un jour, alors que je lui racontais une de mes aventures : « Qu’est-ce que j’aimerais être sur ton épaule… » Et bien, elle est là, toujours, comme elle a toujours été avant, différemment, mais bien présente. Elle me conseille, elle me surveille, elle me protège.

Et puis il y a mon père… Je me rappelle quand j'étais tout petit, mon père était pour moi un super héros. Il était beau, il était fort et je ne pouvais rêver mieux. Je ne lui trouvais aucun défaut, aucune imperfection, à mes yeux, il était parfait. Puis, le temps a passé… et rien n’a changé… Mon père reste et demeure pour toujours mon héros… et beaucoup plus encore…

La femme de ma vie : Marie-Laure. Qui me rappelle régulièrement qu’elle préférerait que je partage avec elle davantage de temps. Mais elle a toujours été respectueuse de mes passions, de mon travail, de mes engagements et je ne serais pas la personne que je suis si je ne l’avais pas à mes côtés.

Et puis il y a nos enfants ; Michael et Leeloo qui sont et demeurent ma plus grande fierté, mes juges de paix, et la raison même de mes engagements.

Je voudrais insister sur l’importance de ce moment. Et de votre présence à mes côtés, toutes et tous, vous avez, à un moment ou à un autre joué un rôle dans ma vie. Chacun de vous m’a transmis sa part de foi, d’exigences, de détermination, d’audace, de peur, de colère, d’humanité, de froideur et d’autres sentiments parfois plus abscons, voir même hostiles, mais qui ont tous participé à me forger.

C’est donc le fruit de nos rencontres que nous célébrons aujourd’hui et une histoire commune.

Et pour tout cela, je veux vous remercier.

Des trois vertus inscrites dans la devise de notre République, l'usage veut qu’étonnamment la fraternité soit citée en dernier.

Aujourd'hui, il est plus fréquemment question de solidarité, solidarité qui est assurément une valeur forte. Mais souvent, c'est la fraternité qui l'inspire. L'une et l'autre ne sont pas toutefois synonymes.

La solidarité est le principe cardinal de notre protection sociale. Sur elle, reposent en grande partie les droits sociaux inscrits dans le préambule de notre Constitution. Organisée au plan national, elle doit souvent prendre des formes administratives.

La fraternité, quant à elle, est toujours fondée sur une relation de personne à personne. C'est une solidarité à taille humaine, une solidarité qui s'incarne. Un humanisme qui prend le visage de femmes et d'hommes allant aux devants des difficultés et des peines ; c'est l'enrichissement du don, la joie d'aller vers les autres et le plaisir d'être ensemble.

Si la fraternité ne peut être "la seule affaire des concitoyens", elle n'est pas non plus "la seule affaire du droit" et de l'État, parce qu’en réalité elle est "l'affaire de tous".

C'est un retour aux sources et à cette force de l'esprit républicain qui s'inscrit dans une modernité éternelle.

C’est pourquoi il est important que les forces dites « du nouveau monde », quel que soit le lieu où elles s’expriment, entendent aussi celles « du monde dit ancien » , car si on sait séparer le bon grain de l'ivraie, l’histoire et les expériences du « monde ancien » restent les meilleurs atouts pour celles et ceux qui pensent et veulent incarner l’avenir.

Toute pensée, toute action tire sa substance de ce qui la précède : ce n’est qu’avec les mots d’hier que nous pouvons former les idées nouvelles d’aujourd’hui, penser les défis de demain, exprimer nos choix pour l’avenir. Rejeter une pensée au motif qu’elle serait constituée par des instruments du passé, c’est s’interdire de réfléchir et donc d’agir au mieux, avec lucidité, avec bienveillance, en progressiste.

Et puis opposer deux temps, c’est s’interdire aussi toute nostalgie au motif que demain sera forcément mieux qu’hier, alors que de ce sentiment renaît souvent le meilleur, l’expertise en plus, et donc dynamise le futur. Faire fi de ce sentiment nous ferait oublier toute prudence, et nous mènerait à coup sûr vers de graves erreurs.

Car chacune et chacun doit pouvoir contribuer à la société et être protégé. La solidarité, la bienveillance commencent par le regard porté sur l’autre. Lorsque ce regard se fait dur, empreint de jugements, de suffisance, de condescendance, il est une véritable violence et entraîne le repli.

L’éradication de la pauvreté et de la souffrance n’est pas une utopie, et elle ne concerne pas une petite marge d’irréductibles : elle s’est toujours placée au sommet de mes engagements politiques. Le plus vulnérable d’entre nous reste avant tout un citoyen. Jamais rien n’est définitivement perdu et tout est toujours possible. Prendre soin de l’autre est la meilleure façon de progresser collectivement.

N’exclure personne, cela commence par se donner des objectifs clairs pour réduire les inégalités, la pauvreté sous toutes ses formes, comme notre pays devrait s’y être engagé au titre des objectifs de développement durable… Et c‘est peut-être de là d’ailleurs que vient le problème…

Car nous sommes dans une France, où le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, en France, a augmenté d’un million depuis la crise financière de 2008 pour atteindre aujourd’hui près de 9 millions de personnes… dont les femmes, souvent seules avec des enfants, représentent une proportion croissante

Les préjugés qui circulent sur les chômeurs, les migrants, les bénéficiaires des aides, au RSA, les personnes en situation de handicap, cumulant parfois, souvent plusieurs peines…, sont autant de poids chargés sur des épaules, qui enferment et séparent des autres.

Ce processus orchestré souvent de façon électoraliste est dramatique pour chaque personne et dévastatrice pour la cohésion sociale.

N’exclure personne, cela signifie également permettre à chacun de contribuer, par son activité et son savoir, à la bonne marche de notre société et à cette cohésion sociale. Les personnes en situation de pauvreté ont beaucoup à transmettre et à enseigner, contrairement à ce que certains veulent nous faire croire. Qu’elles soient présentes et représentées dans les lieux d’élaboration des politiques publiques devrait être une évidence. Et des progrès considérables sont encore à réaliser dans ce domaine.

N’exclure personne, cela signifie aussi de ne pas oublier d’où l’on vient, et ce que nous voulons laisser à nos successeurs. Le monde compte aujourd’hui 14 millions de réfugiés et leurs histoires, tant individuelles que collectives, témoignent d’une incidence inquiétante des violations des droits de l’homme, de conflits politiques et ethniques, d’un déséquilibre économique et déjà, d’un désastre écologique.

Tant au plan de ses causes qu’au plan de son impact, le problème des réfugiés a de multiples facettes et ne peut être dissocié d’autres grands défis politiques que doit relever notre monde. En prendre conscience c’est comprendre également la nécessité d’adapter l’action à l’ampleur de la tâche qui consiste à traiter efficacement des questions de réfugiés en gardant au centre des préoccupations les droits et les aspirations des personnes concernées.

Les bouleversements récents nous conduisent à un niveau sans précédent de confiance et de coopération à l'heure où certains cherchent l’antagonisme et la crainte.

Seule une coopération résolue et globale peut conduire à leur solution.

La situation internationale des réfugiés est un reflet de la santé politique du monde. Et à l’heure où nous parlons, des migrants subsahariens sont vendus comme esclaves pour 450 euros sur des marchés libyens.

Plus que jamais, l’aptitude de notre communauté à maîtriser le problème des réfugiés est aussi le reflet de notre santé morale, civique et citoyenne.

Quand on dépasse la toute puissance et le cynisme du technique et de certains technos, on s’aperçoit très vite pourquoi la machine est grippée ; c’est donc en ce moment précis qu’il faut collectivement rechercher cette huile essentielle manquante pour dégripper le système et se concentrer sur la recherche de sens…

L’un des pères du SAMU, un grand anesthésiste-réanimateur, Pierre Huguenard, que tu as bien connu Xavier disait, entre autre à ses élèves : « Ce que vous pensez du monde ou des dispositifs de santé n’intéresse personne. Comme urgentiste, vous ne décrivez le monde qu’en fonction des solutions que vous apportez. Tout le reste est littérature. »

Donc ce combat, plus que jamais doit continuer

Calogero dans une chanson dit :

" Nous sommes comme des feux d'artifice Vu qu'on est là pour pas longtemps Faisons en sorte, tant qu'on existe, De briller dans les yeux des gens De leur offrir de la lumière Comme un météore en passant Car, même si tout est éphémère, On s'en souvient pendant longtemps "

Alors vivons et agissons pleinement, sans peur, sans confinement, sans contraintes et sans réserves.

Merci »

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