« Je le redis avec force : conformément aux engagements du Président de la République et du gouvernement, EDF et Gaz de France ne seront pas privatisées. »
Le copinage des milieux d’affaires l’aurait-il emporté sur l’intérêt national ?
La puissance publique volerait-elle au secours de Suez ?
Le projet de loi sur l’énergie ne devait être qu’une simple formalité au Parlement. Mais les arguments avancés par le gouvernement pour la privatisation de GDF et sa fusion avec Suez ne résistent pas à un examen attentif.
« L’objectif essentiel pour le gouvernement est la mise en place d’un dispositif efficace pour garantir les intérêts stratégiques de la Nation. » Exposé des motifs du projet de loi relatif au secteur de l’énergie, présenté par Dominique de Villepin.
L’histoire officielle enjolive la présentation du projet de loi « relatif au secteur de l’énergie » en la faisant débuter le 25 février 2006. « À la surprise générale », dit-on, Dominique de Villepin annonce le mariage entre l’entreprise publique Gaz de France (GDF) et le groupe énergétique Suez, plus connu comme un fleuron de la gestion mondiale de l’eau. Le prétexte à cette décision est tout trouvé. Le premier groupe énergétique italien Enel envisage une OPA sur Suez et le fait savoir en janvier. À cette période, la guerre fait rage, dans un autre secteur, entre Mittal et Arcelor. Le gouvernement se doit de réagir, au nom du « patriotisme économique ». « Regardez ce que font tous les grands pays autour de nous, comme les États-Unis ou le Japon, déclare le Premier ministre. Regardez les décisions prises récemment par le gouvernement espagnol dans le domaine énergétique. Tous les pays à travers la planète défendent leurs intérêts économiques : pourquoi serions-nous les derniers à la faire ? »
Cette version des faits omet que, dans les coulisses, les négociations pour la fusion GDF-Suez ont été menées de longue date ! La privatisation de fait de GDF est destinée à convaincre les actionnaires qui détiennent plus de 70 % du capital de Suez et sont des fonds de placement anglo-saxons et des investisseurs privés (le Belge Albert Frère est le premier actionnaire de Suez, avec 8 % du capital). L’addition de la capitalisation boursière des deux groupes atteint 66 milliards d’euros, et les fonds de pension réclament depuis plusieurs mois le dépeçage du nouvel ensemble pour en tirer quelques profits.
Ainsi, le 25 février, entouré des PDG des deux groupes, Jean-François Cirelli (GDF) et Gérard Mestrallet (Suez), Dominique de Villepin présente un plan ficelé d’avance. Gérard Mestrallet, patron proche de Jérôme Monod, lui-même ex-patron de la Lyonnaise des eaux et conseiller de Jacques Chirac, devrait prendre la tête du nouveau géant de l’énergie, et Jean-François Cirelli deviendrait le numéro deux. Gérard Mestrallet était déjà sur les rangs quand l’Élysée et Matignon ont planché sur l’ouverture du capital de GDF, dès 2002. Dans un communiqué commun daté du 27 février, les dirigeants de GDF et de Suez ne font pas mystère que « ce rapprochement s’inscrit dans le prolongement des coopérations existantes entre les deux groupes et concrétise l’aboutissement des discussions engagées il y a quelques mois ». La rumeur d’une OPA n’a été qu’un alibi. Et le patriotisme économique a servi d’habillage. Dans ce dossier, le Parlement doit simplement voter la modification de la loi d’ouverture du capital, votée en décembre 2004, en autorisant l’État (qui possède 70 % de GDF) à descendre sa participation à 34 %.
La privatisation du groupe gazier GDF, prévue dans le projet de loi, jette aux orties la loi de 2004, défendue par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie et des Finances, qui stipule que la participation de l’État ne peut pas descendre en dessous de 70 %. Ce seuil avait été présenté comme un engagement solennel, cautionné par le chef de l’État lui-même, lors de son intervention télévisée, le 14 juillet 2004. Le passage en force du gouvernement met dans l’embarras une majorité qui doit renier sa parole. Nombre de députés UMP redoutent l’impact politique et électoral d’un vote destiné à revenir sur ce qu’ils ont avalisé deux ans auparavant. L’un des arguments avancés par le gouvernement est que GDF aurait besoin à très court terme d’une fusion, et donc d’être préalablement privatisé, pour « être un acteur dynamique » et pour qu’il soit « maître de son destin ».
De son côté, le groupe Suez a tenté une opération de charme, dénoncée par le groupe PCF à l’Assemblée. Une vingtaine de députés ont été invités par le groupe voyage en jet pour assister à la finale du Mondial de football, en compagnie de Gérard Mestrallet. Mais une petite cinquantaine de députés de l’UMP, réunissant des sarkozystes et des gaullistes, restent contre le projet de fusion. Très remonté, le PS dénonce pour sa part un « coup de force » du gouvernement et dépose plus de 30 000 amendements sur près de 140 000 déposés.
Pourtant, cette mobilisation exceptionnelle des députés de l’opposition et de quelques députés de la majorité sur le front de la « bataille du gaz » semble décalée si l’on se souvient que Jacques Chirac et Lionel Jospin ont fait cause commune en 2002, lors d’un sommet de Barcelone qui a fixé le calendrier de la libéralisation du secteur de l’énergie dans une Europe en majorité social-démocrate.
La directive de libéralisation de l’électricité a été adoptée par le gouvernement Juppé, et celle sur la libéralisation du gaz a été confirmée par le gouvernement Jospin. Alors Premier ministre, Lionel Jospin avait donné son accord au projet de « directive gaz », laquelle fut adoptée en 1998. La fin des monopoles nationaux y était inscrite ainsi que la libéralisation du marché du gaz européen. Dans cette perspective, la loi de finances rectificative pour 2001 autorisait l’État à mettre en vente les canalisations de gaz naturel. Ces épisodes passés n’ont pas échappé à Thierry Breton, ministre de l’Économie, qui a pris un malin plaisir à souligner que ses prédécesseurs socialistes à Bercy, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius, étaient favorables à la privatisation quand ils étaient en fonction.
« Il importe que nos entreprises puissent poursuivre leur développement alors que les acteurs majeurs de l’énergie sont en train de se constituer. Cette évolution rapide nous conduit à prendre des décisions importantes qui ne peuvent attendre. » Exposé des motifs du projet de loi relatif au secteur de l’énergie, présenté par Dominique de Villepin.
Alors il se dit qu’il faut une fusion pour éviter une OPA sur Suez : mais le nouvel ensemble avec GDF sera naturellement opéable.
On explique que le gigantisme est nécessaire pour mieux négocier l’approvisionnement. Or dans ce cas précis, celui-ci dépend essentiellement d’accords d’Etat à Etat. De surcroît, l’activité « distribution gaz » de Suez ne représente que seulement 25 % de celle de GDF !
Il est aussi dit que cette fusion ne changerait pas fondamentalement l’échelle du groupe ainsi constitué. La seule fusion de poids serait entre EDF et GDF.
On nous explique qu’enfin cette fusion va permettre de stabiliser les tarifs. Que nenni : ce projet de loi s’inscrit dans la politique européenne de l’énergie qui vise précisément à abolir les tarifs réglementés. Après leur maintien passager, l’alignement par le haut sur des prix européens bien plus élevés sera facilité par le changement de statut de GDF.
Enfin on nous dit qu’il n’y a pas d’autre solution face à la mondialisation et à la « libéralisation » des marchés. D’autres scénarios existent mais sont écartés par avance : que ce soit la prise de participations croisées entre Suez et GDF permettant de garder une majorité du capital de GDF à la puissance publique ou que ce soit la fusion entre GDF et les filiales énergie de Suez.
Le Parlement doit être le lieu de ce débat pour démasquer ce double langage destiné à forcer la main des parlementaires de la majorité et qui aboutira au démantèlement d’un de nos atouts majeurs dans la mondialisation.
En annonçant, mardi 19 septembre, "l'accord" intervenu entre les présidents de groupe pour que la discussion du projet de loi sur l'énergie s'achève le 28 septembre, le président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, est parvenu à ses fins. Il évite à Dominique de Villepin un recours à l'article 49-3 de la Constitution qui permet l'adoption du texte sans vote.
Ahurissante est l’attitude de casser un outil comme EDF-GDF qui, fruit de l’effort de tous les Français, a offert à la France une électricité bon marché et permettait une synergie gaz-électricité que tous recherchent aujourd’hui.
Pourquoi démolir ce qui marche et que nous envient même les pays les plus libéraux, y compris les Etats-Unis ?
Pour céder aux doctrines de la concurrence alors que le double défi de l’énergie et de la réduction de l’effet de serre, au cœur des enjeux du XXIe siècle, et du notamment du traité de de Kyoto, exige le concours de la puissance publique.
Et puis comment demander aux Français de faire confiance à la classe politique si les gouvernants de l’Etat s’arborent de décisions variables et changeantes.
Une fois de plus, la majorité se prend les pieds dans le tapis en faisant un cadeau politique à la gauche, et une erreur d'anticipation monumentale.
Le PS, s’il demande, à raison, la fusion de GDF et EDF, n’en tire pas toutes les conséquences, se refusant à remettre en cause cette politique européenne tragique aux intérêts de l’Etat et de l’économie française.